Disney n’aime pas notre chronologie des médias et le fait savoir.

Marc Le Roy
Docteur en droit
Directeur de Droit des arts

Article originellment publié par Le Club des Juristes en juin 2022

 

La « major » cinématographique Disney a annoncé la semaine dernière que son traditionnel film de Noël (Strange World) ne sortira pas en salles de cinéma cette année en France mais sera disponible directement sur sa plateforme de vidéo à la demande par abonnement Disney+. Cette décision qui semble pour le moment ne viser que la France est justifiée selon Hélène Etzi, présidente France de Disney par la présence de la chronologie des médias telle que pratiquée en France que la firme juge « inéquitable, contraignante et inadaptée » aux attentes de leurs audiences. Cette mesure de rétorsion qui vise la nouvelle chronologie des médias issue d’un accord professionnel du 24 janvier dernier appelle clarification.

Pourquoi Disney se braque contre la chronologie des médias ? 

La décision de Disney de priver les salles françaises d’un de ses films au profit de sa plateforme Disney+ viserait à contourner la chronologie des médias française. Cette dernière fixe un calendrier d’exploitation des films sortis en salles de cinéma françaises. Ces dernières bénéficient d’une exclusivité d’exploitation de trois à quatre mois. La vidéo physique (DVD) et dématérialisée (VOD à l’acte) suivent jusqu’à six mois après la sortie en salles. Les chaînes payantes de cinéma (6 mois après la salle), la vidéo à la demande par abonnement (entre 15 et 17 mois après la salle), les chaînes gratuites (entre 19 et 30 mois après la salle) puis la VOD gratuite (36 mois) suivent enfin dans ce calendrier. En dehors de la vidéo physique dont les délais sont fixés par la loi, les délais d’exploitation des œuvres cinématographiques pour la télévision et la vidéo à la demande sont fixés par un accord professionnel. Les articles L. 232-1 et L. 233-1 du Code du cinéma et de l’image animée donnent en effet la possibilité aux organisations professionnelles représentatives des secteurs de l’audiovisuel et du cinéma de s’entendre pour fixer par un accord les délais d’exploitation des œuvres. Une fois conclu, cet accord est rendu obligatoire par un arrêté du ministre de la culture (v. art. L. 234-1 du code). Si l’accord ne s’impose qu’à ses signataires, l’arrêté s’impose lui à tous les acteurs du secteur y compris aux non signataires. A la différence de Netflix, Disney n’a pas signé le dernier accord en date conclu le 24 janvier 2022 qui ne lui convenait manifestement pas. L’arrêté rendant obligatoire l’accord a été édicté le 4 février dernier. Malgré une baisse considérable des délais d’exploitation (de 36 mois après la salle à 17 voire 15 mois) pour la SVOD (et donc pour Disney+), Disney s’oppose à la logique qui lui impose d’attendre pendant plusieurs mois avant de pourvoir exploiter ses films sur sa plateforme. Rappelons que Disney qui a racheté Lucasfilm, Pixar et Fox exerce le métier de producteur, de distributeur et de diffuseur (Disney+). Seul le métier d’exploitant de salles de cinéma lui échappe. Le groupe Disney aimerait contrôler intégralement la vie de ses films en laissant aux salles de cinéma un temps limité pour les exploiter pour ensuite les rendre disponibles directement sur Disney+. Le fait de que leurs œuvres puissent être disponibles sur les chaînes payantes puis gratuites avant et après leur disponibilité sur Disney+ ne leur convient pas. Sortir Strange world directement sur leur plateforme a pour avantage d’éviter la chronologie des médias et donc de contrôler sans contrainte l’exploitation de ce film. Le gros inconvénient de cette stratégie est qu’elle prive Disney des recettes effectuées en salles de cinéma qui peuvent s’avérer très profitables y compris après en avoir partagé une partie avec les exploitants.

N'y avait-il pas d'autres solutions ? 

Si le but premier de Disney est d’éviter la chronologie des médias française, il n’existe que peu de solutions soutenables pour y parvenir. Deux solutions s’ouvraient au groupe américain en dehors de celle choisie à savoir l’absence de sortie en salles. La première solution est conventionnelle mais peu pratique pour Disney : une modification récente du code du cinéma permet à un film de sortir en salles sans avoir à respecter la chronologie des médias. Ce système qualifié de visa pour représentations exceptionnelles permet de sortir un film en salles sans pour autant enclencher la chronologie des médias (v. pt 1.1 de l’accord sur la chronologie des médias annexé à l’arrêté du 4 février 2002). Le problème est que ce visa ne peut être attribué à un film de fiction que pour deux jours d’une même semaine d’exploitation cinématographique ou sans limite de durée mais pour un nombre de séances se limitant à trente. Aucune de ces deux solutions ne permettrait à Disney de profiter suffisamment des avantages de la salle à savoir réaliser le maximum de recettes tout en assurant une bonne exposition du film. La deuxième solution, plus radicale, viserait tout simplement à sortir son film en salles et à le proposer quand bon lui semble sur Disney+ sans respecter la chronologie des médias. Cette dernière ne s’applique en effet a priori qu’aux acteurs établis en France, c’est-à-dire aux sociétés ayant leur siège social en France, ce qui n’est pas le cas de Disney+. Le CNC en charge du contrôle du respect de la chronologie des médias (v. art. L. 421-1, 14° du Code du cinéma) aurait le plus grand mal à sanctionner une entreprise étrangère pour le non respect d’une norme hexagonale comme le rappelait il y a quelques années le ministre de la culture à la suite d’une question au Gouvernement à l’Assemblée nationale. Cette solution constituerait une véritable déclaration de guerre à notre pays si attaché à son exception culturelle en matière cinématographique.

Disney peut-il continuer à éviter les salles françaises ? 

Juridiquement, rien n’impose à Disney de sortir ses films en salles. Notons que Disney+ doit tout de même investir 4% de son chiffre d’affaires dans des œuvres qui sortent en salles en France. Economiquement, il semble difficile pour Disney de se passer du marché des salles françaises (213 millions d’entrées en salles en 2019). Le groupe ne s’y est d’ailleurs pas trompé : ses plus grosses productions à venir (Avatar 2, Thor…) sont toujours annoncées dans les salles hexagonales. Le choix, pour le moment isolé, de Disney de ne pas sortir un film en salles marque davantage une volonté de faire pression sur notre système plutôt qu’une véritable volonté de multiplier ce modèle d’exploitation. L’accord sur la chronologie est conclu pour une durée de 36 mois mais l’arrêté qui le rend obligatoire prévoit une « évaluation » à l’issue de chaque période de douze mois. L’accord prévoit pour sa part une possible adaptation 24 mois après sa signature. Disney veut peut-être peser sur ces prochaines échéances qui pourraient entraîner quelques modifications. Si l’objectif est de faire pression sur notre système, on peut s’interroger sur les réformes qu’attend Disney. La meilleure des solutions pour le groupe américain serait de mettre en place une dérogation (il en existe déjà plusieurs dans notre accord sur la chronologie) pour les œuvres cinématographiques produites majoritairement par un diffuseur audiovisuel. Ces films pourraient sortir en salles tout en pouvant être diffusés rapidement (entre 45 et 90 jours après la sortie en salles par exemple) sur Disney+ par la suite. Cette exception ne vaudrait que pour les films majoritairement financés par un diffuseur. Elle pourrait bénéficier à la SVOD et aux chaînes qui financent les films. L’inconvénient de ce système est qu’il imposerait une refonte complète de notre système de financement fondé sur la chronologie des médias. Au surplus, il est plus que probable que les exploitants s’opposent fermement à ce système. Enfin, les plateformes SVOD bénéficiant de ce système devraient dans tous les cas être contraintes de limiter l’exploitation de leurs films à une durée réduite. En effet, la chronologie des médias encadre également les durées d’exploitation des œuvres afin que ces dernières puissent être exploitées par plusieurs diffuseurs sans que l’un d’eux puisse monopoliser l’œuvre sur une trop longue période. Le droit de l’audiovisuel et du cinéma à la française est pensé pour éviter la loi du plus fort en matière culturelle. Les règles comme la chronologie des médias permettent de faire vivre les diffuseurs, les producteurs, les salles et les ayants droit dans le cadre de notre exception culturelle qui vise une bonne circulation d’une production de qualité. Les tensions ont toujours été vives pour remettre en cause notre système cinématographique qui a fait ses preuves. Il y a fort à parier que Disney ait le plus grand mal à le remettre en cause.

 

 

Marc Le Roy

Docteur en droit

droitducinema.fr

 

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