Le cinéma et la qualité sont-ils vraiment les grands oubliés du nouveau décret SMAD ?

 

Marc Le Roy
Docteur en droit
Auteur de Droit de l'audiovisuel, 2020
29 novembre 2021 (actualisation le 27 décembre 2021)

 

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Actualisation du 27 décembre 2021 :

 

Depuis la rédaction de cet article, le CSA a conclu avec les SMAD américains des conventions pour l'audiovisuel. Pour les investissements dans le cinéma, le CSA a édicté des rapides cahiers des charges provisoires jusqu'à ce que l'on en sache plus sur la nouvelle chronologie des médias. La répartition cinéma/audiovisuel pour ces SMAD est finalement de 20%-80%. On espérait mieux pour le cinéma. La part des investissements dans les oeuvres audiovisuelles d'expression originale française et passée de 85% à 75%. Le taux reste à 85% pour les oeuvres cinématographiques. Rappelons-nous que la Commission européenne avait estimé le taux de 85% trop haut avant l'édiction de la version définitive du décret SMAD en juin 2021. Notons que la part des investissements vers les oeuvres audiovisuelles patrimoniales ne deva finalement être que de 95% de la totalité de l'investissement dans les oeuvres audiovisuelles. Les 5% restant pouvant aller dans les oeuvres audiovisuelles non patrimoniales (émissions de divertissement, d'informations, télé réalité...)

L'article 18 a pour le moment été mis en application pour l'audiovisuel (voir les conventions) mais pas pour le cinéma (voir les cahiers des charges qui renvoient au plus tard à la fin du premier trimestre 2022). La diversification des investissements dans l'audiovisuel décidée par le CSA sur le fondement de l'article 18 a déçu la profession qui estime par exemple qu'il n'y a pas assez d'argent vers le documentaire ou le spectacle vivant. Pour ce qui est de l'application de l'article 18 pour le cinéma et notamment les investissements vers les films à petit budget il faut encore attendre.

Point intéressant, le calcul du chiffre d’affaires d’Amazon Prime Vidéo concerné par l'obligation d'investissement est tranché par l’article 2-1 de la convention du service qui détermine un minimum de 40 millions d’euros pour 2022.

 

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Article du 29 novembre 2021 :

 

Le nouveau décret SMAD (services de médias audiovisuels à la demande) commence à peine à être appliqué (on attend toujours les conventions et les cahiers des charges du CSA) que plusieurs critiques commencent déjà à être émises. La filière cinématographique fait par exemple valoir qu’elle serait négligée par les nouvelles obligations qui pèsent sur les SMAD au profit de la filière audiovisuelle qui serait la grande gagnante des nouvelles dispositions du décret du 22 juin 2021 encadrant les services de médias audiovisuels à la demande (SMAD).
Le nouveau décret SMAD, à la différence de son ancienne version datant de 2010, impose dorénavant aux SMAD qui visent la France sans y être établis (comme Netflix, Amazon Prime Vidéo ou Disney+) de participer au financement du cinéma et de l'audiovisuel français et européens. Les SMAD par abonnement connaissent un succès fulgurant en France et constituent aujourd’hui une part importante de la consommation audiovisuelle. Le problème est que ces services à succès ne sont pas établis en France mais ont leur siège social dans d’autres pays de l’Union européenne (les Pays-Bas pour Netflix par exemple). Jusqu’ici ces services n’avaient pas à respecter le droit français (à savoir la loi de 1986 sur l’audiovisuel) en matière obligations d’investissement. Ce système d’obligations impose aux diffuseurs (chaînes de télévisions, SMAD) d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles d’investir une partie de leur chiffre d’affaires dans des dépenses liées au cinéma et à l’audiovisuel français et européens. C’est ce système qui impose par exemple à Canal+ d’investir 12,5% de ses ressources annuelles dans le cinéma français. Ces différents éléments conduisaient à une équation problématique : les français consomment de plus en plus de services à la demande, notamment par abonnement, mais ces services faute d’être établis en France ne peuvent pas se voir imposer par la France d’obligations d’investissement. Face à cette problématique, une réponse européenne a été trouvée. Une nouvelle version de la directive SMA (services de médias audiovisuels) permet depuis 2018 (merci l’UE !) aux pays qui le souhaitent d’imposer les mêmes obligations d’investissement à tous les services disponibles dans ce pays sans se soucier du lieu d’établissement du service audiovisuel (tant que ce service est établi dans un pays de l’UE). Cette nouvelle règle qui figure à l’article 13 de la directive vise les SMAD mais aussi les chaînes de télévision. En d’autres termes, les pays de l’UE qui souhaitent imposer des obligations d’investissement aux services disponibles dans leur pays sans y être établis peuvent maintenant le faire. La France, initiatrice de cette réforme européenne, a bien entendu transposé cette possibilité dans son droit interne par le biais de l’ordonnance du 21 décembre 2020 modifiant la loi de 1986. Une fois le principe d’extraterritorialité posé par la loi française, il ne restait plus qu’à préciser le détail des nouvelles obligations par le biais d’un nouveau décret SMAD qui a succédé le 22 juin dernier à l’ancien décret de 2010 peu adapté à la récente évolution de la consommation audiovisuelle.
Le contenu de ce nouveau décret SMAD est critiqué par certaines figures de la filière cinématographique. On distinguera ainsi les œuvres cinématographiques qui sortent en salles de cinéma en France (voire dans leur pays d’origine) et les œuvres audiovisuelles qui ne sortent pas en salles de cinéma. Les producteurs audiovisuels sont globalement ravis par les dernières évolutions du droit français qui leur promettent des millions d’euros en provenance des plateformes qui leur commandent des séries ou des films (qui ne sortent pas en salles) afin d’alimenter leurs catalogues proposés aux abonnés. Certains membres de la filière cinématographique sont plus circonspects. Ils reprochent tour à tour aux nouvelles obligations de négliger le cinéma et de ne pas privilégier la qualité artistique dans les sommes investies par les plateformes. Qu’en est-il réellement ?

 

Le cinéma est négligé par le décret SMAD

 

Pour l’instant, nous n’en savons rien ! Le décret SMAD prévoit que les SMAD par abonnement devront selon les cas investir 20% ou 25% de leur chiffre d’affaires réalisé en France (on en retranche la TVA et la taxe vidéo acquittée par les services qui alimente le fonds de soutien du CNC) dans des œuvres audiovisuelles et cinématographiques. La majorité des investissements devra être réalisée dans des œuvres dont les prises de vues n’ont pas commencé (pour le cinéma) ou ne sont pas encore terminées (pour l’audiovisuel). Impossible donc pour ces services de consacrer l’intégralité de leurs obligations dans des œuvres existantes (des Belmondo ou des Truffaut par exemple). La question qui nous intéresse ici est de déterminer la part qui ira au cinéma et celle qui ira à l’audiovisuel. Le décret SMAD laisse le soin au CSA (futur ARCOM au 1er janvier 2022) de fixer au cas par cas la répartition cinéma/audiovisuel dans les conventions et les cahiers des charges intéressant chaque SMAD (les services établis en France devront nouvellement signer une convention avec le CSA et les services non établis en France auront le choix entre une convention ou un cahier des charges). Le décret SMAD se contente de fixer un couloir dans lequel le CSA se doit de rester. Ainsi, la répartition ne peut excéder 80-20% dans les deux sens. La répartition peut donc être de 80-20% au profit de l’audiovisuel mais ne peut pas passer à 10-90. Il est même prévu que la part consacrée au cinéma ne peut être inférieure à 30% si le SMAD par abonnement doit consacrer 25% de son chiffre d’affaires aux obligations d’investissement. Il faut par conséquent attendre les conventions et autres cahiers des charges pour savoir quelle sera la répartition opérée entre le cinéma et l’audiovisuel. Au surplus, le CSA a la possibilité de prévoir des répartitions différentes des investissements selon les SMAD concernés. A titre d’exemple, il est plus familier pour Disney de sortir des films en salles de cinéma (mais peut-être pas des films français) que pour Netflix. La part à consacrer dans les œuvres qui sortent en salles de cinéma sera peut être ainsi plus importante pour Disney+ que pour Netflix. Il est peu vraisemblable que le cinéma devance l’audiovisuel dans les obligations d’investissement mais rien ne dit que le cinéma ne se verra attribué que 20% du total comme ont pu le croire certains réalisateurs. Si l’on considère qu’une somme de 200 millions (probablement plus) pourrait être investie par les plateformes en 2022, une répartition 80-20% permettrait au cinéma de récupérer 40 millions. Une répartition 70-30 amènerait une somme de 60 millions. Seule une partie de ces sommes devra être consacrée à des préachats d’œuvres (60% au moins prévoit le décret SMAD soit selon les cas 24 ou 36 millions d’Euros). On objectera que c’est bien peu face à l’audiovisuel (les œuvres qui ne sortent pas en salles) qui pourrait récupérer selon les cas 140 million ou 160 millions c'est-à-dire 120 ou 105 millions en préachat (les 3/4 doivent être consacrés à des préachats selon le décret SMAD).
Cet écart entre l’audiovisuel et le cinéma doit être nuancé : les plateformes investissaient déjà des sommes importantes dans des œuvres audiovisuelles françaises avant l’édiction du nouveau décret SMAD (Marseille ou Familly business pour Netflix, Mixte pour Amazon Prime…) Ce ne sont donc pas 120 ou 105 millions qui tombent nouvellement du ciel. Il faut y retrancher ce que les plateformes américaines à la demande investissaient déjà dans la production. Pour le cinéma, les données du problème sont différentes. Netflix, Amazon Prime Vidéo ou Disney+ ne finançaient quasiment aucune œuvre française ou européenne destinée à sortir en salles de cinéma en France. Les 24 ou 36 millions seront alors des sommes entièrement nouvelles pour la production cinématographique dont elle ne disposait pas par le passé. De surcroît, ces sommes s’ajoutent à celles qui découlent des obligations d’investissement des chaînes. Les nouvelles obligations des SMAD n’abrogent pas les obligations existantes des chaînes de télévision (les deux décrets de 2010 qui organisent les obligations des chaînes de télévision sont néanmoins en cours de révision). Il est vrai que ces sommes ont fortement baissé depuis dix ans notamment les sommes investies par les chaînes payantes de cinéma (v. graphique et tableau du CNC ci-dessous).

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Le manque à gagner par rapport à l’année 2010 est ainsi de 140 millions d’euros pour le cinéma français. On notera au passage que cette baisse n’a pas entraîné l’explosion de la production cinématographique française (203 films d’initiative française ont été agréés par le CNC en 2010 contre 240 en 2019. Le devis moyen de ces films a par contre baissé : 3,4 millions d’euros en 2020 contre 5,5 millions en 2010 selon le CNC). Les sommes qui seront demandées aux SMAD ne combleront certes pas ce différentiel mais il semble difficile de leur demander ce qui était demandé autrefois à Canal+ qui avait basé en partie son modèle sur le cinéma. Les temps ont changé. Notons au surplus que plus il y aura d’abonnés aux SMAD en France, plus il y aura d’investissements de leur part (les sommes investies découlent d’un pourcentage du chiffre d’affaires). Au final, il appartiendra au CSA de choisir s’il souhaite orienter des sommes plus ou moins importantes vers la production cinématographique en prenant en compte les particularités de chaque plateforme par abonnement.

 

Le décret SMAD néglige la qualité des œuvres

 

Le Conseil constitutionnel vient de préciser dans une décision récente (2021-826 DC) que « la contribution des éditeurs de services au développement de la production d'œuvres cinématographiques et audiovisuelles concourt au financement de l'industrie cinématographique et audiovisuelle et à la production de contenus audiovisuels de qualité ». Ce constat, discutable, en laissera beaucoup perplexes. Beaucoup considèrent que les sommes qui seront investies au titre des obligations d’investissement prévues par le décret SMAD n’iront pas à des œuvres de qualité mais uniquement à des œuvres de divertissement sans grande prétention artistique. Ils n’ont pas totalement tort ! Il est certain que les plateformes qui marchent le plus en France ne privilégient pas la qualité artistique des œuvres mais plutôt le divertissement. En même temps, ce n’est probablement pas le rôle de Netflix ou d’Amazon de financer notre cinéma d’auteur français. Arte, France Télévisions ou Ciné+ constituent des meilleurs relais pour cette mission. Le problème est que les plateformes à la demande par abonnement (françaises ou étrangères) spécialisées dans le cinéma d’auteur, d’art et essai ou de patrimoine peinent à émerger dans notre pays. De telles plateformes investiraient plus naturellement leurs obligations d’investissement dans des œuvres ayant des qualités artistiques plus évidentes. Il ne faut pas pour autant noircir le tableau : il y a aussi de la qualité sur Netflix, Disney+ ou sur Amazon. Il est vrai que le décret SMAD ne parle pas des qualités artistiques des œuvres dans lesquelles les sommes doivent être investies. On ne peut pas lui reprocher car il est compliqué de traduire cette exigence de qualité artistique en termes juridiques. La solution qui a été trouvée par le décret SMAD figure dans son article 18 qui laisse le soin au CSA d’organiser la diversité des investissements notamment dans des œuvres cinématographiques à petit budget (on notera que petit budget ne rime pas forcement avec qualité). Pour le dire autrement, le décret SMAD impose au CSA de prévoir dans les conventions et les cahiers des charges une ventilation des préachats dans des œuvres à petit budget ou à budget moyen. Il ne s’agirait pas qu’un SMAD puisse investir la totalité de son obligation d’investissement avant le début des prises de vues dans une seule œuvre. Ici aussi la balle est dans le camp du CSA qui devra définir ce qu’est une œuvre à petit budget et dans combien d’œuvres de ce type les SMAD devront investir (ces obligations pourront varier selon les SMAD car chaque SMAD aura une convention ou un cahier des charges différent). Il est également vraisemblable qu’une deuxième strate d’obligations d’investissement vers tel ou tel type d’œuvre soit posée par la nouvelle chronologie des médias qui devrait être élaborée un jour ou l’autre par les « professionnels de la profession ». Cette nouvelle chronologie des médias réclamée aujourd’hui par la loi (v. art. 36, I, 2°, g) de la loi n° 2020-1508 du 3 décembre 2020 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière (DADUE) et l’article 28 de l’ordonnance n° 2020-1642 du 21 décembre 2020) devrait permettre aux SMAD par abonnement de diffuser des œuvres cinématographiques plus rapidement après la sortie en salles françaises. Les délais actuels sont de 36 mois après la sortie en salle ; ils pourraient passer à moins de 12 mois ce qui permettrait de demander aux plateformes 25% d’investissement et non simplement 20%. L’actuelle chronologie des médias accorde des délais raccourcis aux chaînes payantes de cinéma qui signent un accord avec le cinéma français. Sans cet accord les délais sont allongés. Il est probable que la nouvelle chronologie des médias organise ce type de répartition pour les SMAD par abonnement. Les SMAD par abonnement qui signent un accord avec le cinéma français bénéficieront des délais de diffusion les plus courts. Les accords en question seront l’occasion de fixer une nouvelle salve d’obligations aux SMAD notamment en imposant une répartition des obligations d’investissement dans telle ou telle catégorie d’œuvres (art et essai, patrimoine, petit budget…)

Si malgré cela les plateformes investissent leurs obligations dans des films sans aucune prétention artistique la solution pourrait être de réorganiser la répartition entre les obligations d’investissement (qui sont librement orientées par les SMAD dans la production) et la taxe vidéo acquittée par les SMAD qui alimente le fonds de soutien du CNC. Ces sommes sont ensuite investies à l’initiative du CNC dans l’audiovisuel et le cinéma (exploitation, distribution production). Une partie des sommes récoltées va à la production cinématographique et audiovisuelle notamment par le bais de soutiens sélectifs attribués par des commissions qui prennent notamment en compte les qualités artistiques des œuvres. La solution serait de baisser les obligations d’investissement des chaînes et d’augmenter en contrepartie la taxe vidéo (cette dernière est déjà passée de 2% à 5,15% des ventes depuis 2020) qui a déjà rapporté 87 millions au CNC en 2020. La puissance publique viendrait ainsi compenser (encore un peu plus) avec des considérations culturelles la réalité du marché plus naturellement tournée vers le divertissement. Pour autant, il n’est pas certain que ce système contente tout le monde car la répartition des sommes par le CNC est elle aussi régulièrement critiquée. Au final, on l’aura compris, il n’existe pas de système parfait.

 

Marc Le Roy

droitducinema.fr

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